Virton la bataille -1ère partie

 

Pour la journée du 22 août 1914, l’état major ne prévoit rien d’extraordinaire. La progression au devant de l’ennemi continue. Le 4e corps d’armée devra atteindre Etalle avec la 8e division et Saint-Léger avec la 7e. La mission sera d’attaquer vigoureusement toute troupe rencontrée. Chacun à l’impression que le vide se fait devant les troupes françaises et le colonel Laffargue pense même déjà à l’étape du soir : « la journée d’hier à été fatigante et sans ravitaillement, mais ce soir, nous allons avoir un bon cantonnement, et les hommes vont pouvoir se refaire » dit-il à l’un de ses chefs de bataillon.1 Partout, vers Virton, vers Latour, on a signalé des détachements ennemis peu importants qui se sont repliés devant les avant-gardes.

Ce n’est un secret pour personne que les hommes sont éreintés. Les marches et contre marches les épuisent. Dans ces conditions, le cantonnement d’Harnoncourt, après l’étape du 21 août, semblait être un palais des Mille et une nuits.

Le 124e de ligne a été alerté vers 3h20 du matin. Les copains s’ébrouent, tâtonnent à la recherche de leurs affaires. Certains grognent d’être ainsi sorti du sommeil sans ménagement. Il fait frais en ce petit matin du 22 août et un brouillard intense dissimule tout paysage aux alentours. C’est un changement de taille comparé à la journée de la veille où des trombes d’eau ont transi les hommes jusqu’aux os.

Les ordres du jour sont serrés. A 4h00, on part donc le ventre vide, sans même prendre le jus. Les hommes espèrent bien attraper quelques victuailles sur la route auprès des habitants. Depuis le passage de la frontière, les Belges sont magnifiques de prévenance et de gentillesse.

C’est le 130e régiment, bien secoué à Mangiennes, qui progresse en avant-garde. En marchant, la gaieté reparaît. Les hommes plaisantent, rient. Personne dans les rangs ne pense devoir livrer bataille aujourd’hui. Les locaux sont pourtant d’un autre avis, exhortant les français à la prudence. « Mon capitaine, ils sont là depuis quinze jours, autour de nous ; ils ont fait des forts… » disent les habitants à l’officier qui marche en tête. Un léger désordre enfantin règne au sein de la colonne.

 

 

 

 

 

Depuis la veille au soir, c’est le 115e RI de Mamers qui couvrent les mouvements de la 8e division. Ces bataillons sont positionnés en arc de cercle au nord de Virton.

Le 124e pénètrent dans la localité vers 6h30. Le jour s’est levé mais le brouillard ne se dissipe guère. Au sortir de la ville, on n’aperçoit pas les arbres bordant la route.

Ne pensant qu’à se ravitailler un peu, les hommes quittent la colonne et s’égaillent dans les rues à la recherche de nourriture. L’atmosphère est encore détendue et bon enfant. Certains boivent avidement un bol de café ou de chocolat versé par les riverains. On plaisante bruyamment. Soudain, on entend des coups de feu au loin. Puis d’autres. Une véritable canonnade semble se dessiner dans les abîmes. Un colonel s’énerve : « De tranchées, dit-il à un capitaine, il n’y en a pas plus que dans le creux de ma main ». L’angoisse monte. Ce ne sont que des patrouilles boches, disent les officiers.

 

 

 

 

 Carte in Grasset, Virton

 

 

 

En vérité, le 130e de Mayenne, tête d’avant-garde après sa nuit passée à Dampicourt, avait traversé Virton vers 5h00. Les hussards envoyés en éclaireurs venaient de se faire décimer. Sur le plateau de Bellevue, les compagnies du 115e RI, en grand’garde, débordées, lâchaient pied à leur tour et refluaient vers Houdrigny. Sans compte rendu précis de la situation, ordre fut donné au 1er bataillon du 130e (de Busserolles) de pousser vers Etalle comme les ordres le prescrivaient.

En quelques minutes, dans un brouillard insondable, ce bataillon allait disparaître corps et bien à la lisière sud du bois de Virton. Les capitaines Besson (1ère), Le Borgne (3e), Capiat (4e), le lieutenant de Chaumontel (3e) et les sous-lieutenants Batel (1ère), Guichard (2e) et Hyon (3e) sont tués. Les lieutenants François (2e), Gambiez (4e) et le sous-lieutenant Théry (4e) sont portés disparus.

 

Dans la localité, la disparition du 1er bataillon laisse perplexe. On décide d’engager la 8e compagnie à sa droite. Les hommes s’enfoncent dans la brume sous les ordres du lieutenant Visbecq. A leur tour, ils ne donneront plus signe de vie. Pourtant, à la brigade, on ne croit toujours pas les allemands en nombre. « Dites donc au colonel Laffargue que l’ennemi ne peut pas être en forces, clame le colonel Chabrol, qu’il pousse ferme sur Etalle ». Vers 6h45, commencent à débouler des groupes de blessés vers Virton. L’entrée nord-est de la ville, criblée de balles, accueille pourtant les équipes de la Croix Rouge locale venues prêter main forte aux brancardiers divisionnaires. On procède aux premières évacuations sur différents établissements de la ville.

 

Malgré cela et conformément aux ordres, le 130e tout entier est lancé en avant. Le bataillon Fadat (2/130) part vers Robelmont, le bataillon Boureaux (3/130) sur la route d’Etalle. Une violente canonnade les accueille. La fusillade est intense. Au 2e bataillon, le commandant Fadat est blessé. Le capitaine Thannberger, qui vient de le remplacer, est tué. Le capitaine Le Faon (5e) et le sous-lieutenant Girard (9e) tombent eux aussi. Le lieutenant Pacoule (7e) est grièvement blessé. Les sections de mitrailleuses ont elles aussi perdues leurs chef : les lieutenants de Pontbriand et de Sagazan.

Le 3/130 est tout aussi atteint. Les capitaines Wurtz (12e), Gehin (11e), les sous-lieutenants Chabrun (11e), Dubourg (11e), et Relie (10e) sont blessés. Le capitaine de Goer (9e) et le sous-lieutenant Girard (9e) sont tués.

 

Le colonel Laffargue, commandant le 130e, tombe frappé d’une balle à la tête. Obusiers et canons allemands labourent le terrain. Les compagnies françaises sont surprises et plient sous le choc. Le colonel Chabrol, commandant la 15e brigade, tombe à son tour sur la route, le sabre à la main. En quelques instants, les bataillons du 130e perdent presque la moitié de leur effectif.

 

 

 

Artillerie, Virton 22 août 1914, Ministère des Armées

 

 

 

Au même moment, dans Virton, les gars du 124e ne rigolent plus. Chacun peut entendre distinctement la bataille qui fait rage au nord. Des blessés de plus en plus nombreux, traversent la localité, enrubannés de pansements souillés. « Voilà maintenant une demi-heure qu’on tiraille dans le brouillard sans rien voir, et les munitions se font rares » lance un officier allongé sur un brancard. L’énervement et l’angoisse se lit sur les visages. Les gradés achèvent tranquillement la distribution des cartouches. Au loin, le combat s’intensifie.

 

A 8h00 passé, le colonel Fropo reçoit du général Boëlle l’ordre d’engager le 124. Le 3eme bataillon du commandant Favier est en tête. Favier est une force de la nature, qui en impose avec sa haute taille, sa large moustache et son front immense. Breveté d’Etat Major, il a refusé de quitter son bataillon pour une place plus douillette de scribouillard, c’est dire le caractère du personnage. Ses compagnies se déploient en silence sur un terrain de chaumes, à cheval sur la route d’Etalle. Les hommes se glissent parmi les meules dans un brouillard intense. A la hauteur des réservoirs, on forme une ligne de feu prête à recevoir l’ennemi.

Le 2eme bataillon s’avance à son tour pour occuper la gauche du 3eme, vers le mamelon 260, entre le chemin d’Houdrigny et la route d’Etalle. L’unité est commandée par le chef de bataillon Brunet, un ancien colonial récemment blessé au Maroc d’une balle dans la cuisse. Brunet est un taiseux et dont le flegme est légendaire. Les compagnies manoeuvrent si facilement que Brunet ne croit pas l’ennemi en forces. Il pousse ses hommes jusqu’à la crête en face. Soudain un tir de barrage formidable se déclenche. On compte les premiers blessés. Brunet ordonne de faire demi tour et abrite son bataillon dans les avoines en contrebas.

 

Le 1er bataillon du commandant Lambert, qui devait initialement pousser à droite du bataillon Favier, est finalement gardé en réserve non loin du cimetière par le colonel Fropo pour qui la situation ne dit rien qui vaille.

 

Devant le front du 3eme bataillon rien ne bouge. Favier comme Brunet estime l’ennemi peu nombreux et facile à déloger. Avec ses officiers, il décide d’une attaque rapide et énergique. On ne sait pourtant rien de l’ennemi et aucune reconnaissance n’est effectuée.

Les clairons sonnent la charge. Comme à la manœuvre, les paysans de l’Ouest s’élancent baïonnette au canon, précédés de leurs chefs sabre au clair. Parvenus à la crête, les gars sont bloqués par une large haie et un réseau dense de fil de fer. On s’agglutine dangereusement à la vue de l’ennemi. Soudain, c’est le drame. Un feu nourri de mitrailleuses et de fusil s’abat sur les français. C’est un carnage. Favier tombe mortellement atteint. Tous les officiers sont mis hors de combat en quelques minutes : tués le capitaine de Clercq (10e), le sous-lieutenant Marchand, blessés le lieutenant Bugnet, le sous-lieutenant Guilbert.

Les débris du 3eme bataillon refluent en désordre derrière la crête et s’établissent tant bien que mal en position défensive.

 

Au même moment, au 2eme bataillon, Brunet imite Favier et lance ses hommes à l’attaque. Il reçoit le même accueil que son camarade et l’attaque est elle aussi avortée. On s’abrite derrière les meules et on creuse le sol avec des outils de fortune.

La 8eme compagnie du capitaine Lemaire, qui vient tout juste de rejoindre, tente une ultime offensive. Son allant entraîne le bataillon dans son entier. Mais le brouillard se lève et laisse apparaître un soleil radieux posé sur un ciel clair. Les pantalons rouges se dévoilent dans les avoines fauchées. C’est une hécatombe. Les mitrailleuses crépitent, les balles sifflent de tous côtés. Le commandant Brunet tombe à son tour. Là encore, les cadres de la 8eme compagnie sont décimés. Les morts jonchent le sol. Les survivants de l’attaque s’enfuient par groupes, sans chefs, vers leurs positions de départ.

 

 

 

 

 

 

Dans le centre de Virton, c’est une pagaille monstre. Les jeunes soldats égarés se mêlent aux blessés de toute sorte. Le groupe de brancardiers divisionnaire évacue les poste de secours les uns après les autres vers les hôpitaux, couvents et hospices installés dans la ville.

 

Pour le colonel Fropo, il devient urgent de dégager ses deux bataillons. Vers 9h00, le chef de corps du 124 ordonne au bataillon Lambert d’exécuter une contre attaque vers la côte 265. Les hommes parcourent le chemin creux du mamelon pour se placer face au plateau. On sonne la charge une fois de plus. Et une fois de plus c’est un mur de mitraille qui accueille les troupes françaises. Aux balles se mêlent désormais les obus d’une artillerie installée à la lisière des bois. Le commandant Lambert est touché. Devant l’impossibilité de déboucher, il est décidé de s’enterrer face au nord à la hauteur des Réservoirs.

 

Au même moment, à la gauche du 124e, par l’application d’un ordre mal compris, le 2eme bataillon (Graff) du 115e RI abandonne la côte 265 à l’ennemi en retraitant vers l’ouest de Virton. Moins de 15 minutes plus tard, ordre lui est donné de réoccuper ses anciennes positions. Mais entre temps, l’allemand est arrivé à la crête. L’attaque préconisée pour reprendre le terrain perdu échoue. Peu après 10h00, le commandant Graff n’a d’autre solution que de replier ses compagnies. Au cœur de cette troupe usée chemine un jeune officier lavallois de 25 ans. Emile Launay est sous-lieutenant à la 7e compagnie du 115e de ligne. Engagé volontaire en 1907, il a franchi tous les échelons pour finalement entrer à l’Ecole Militaire d’infanterie de Saint-Maixent en 1912 (Promotion Lutzen 1912-1913).

 

Au 124e, les isolés se maintiennent sur la crête militaire au prix de pertes considérables. Tout mouvement est impossible. L’artillerie et les mitrailleuses prussiennes battent le terrain méthodiquement. Les gars sont écrasés tant par le feu ennemi que par la chaleur accablante de cette fin de matinée.

Alors que le bataillon Lambert s’engage vers 265, une offensive du 117e RI sur Robelmont ne parviendra pas à dégager le dispositif. La 8eme division ne débouchera plus sur le plateau de bellevue.

 

Vers midi, la mort dans l’âme, le général Boëlle ordonne le repli des troupes sur la côte 280, au sud de Saint-Mard. Au 124e, cet ordre consacrera la dislocation des unités. Les compagnies, isolées les unes des autres rejoindront comme elles le pourront. Le 130e est encore plus mal en point. Il est littéralement désagrégé. Il ne reste que 8 officiers encore debout.

 

L’évacuation de Virton est une course contre la montre. La ville est gonflée de soldats hagards, perdus. Les blessés sont innombrables. On les dirige avec des moyens de fortune vers Saint-Mard puis Harnoncourt et enfin Lamorteau. Tout est bon pour les transports : brouettes, brancards, voitures légères. Le service de santé de la division va fonctionner jusque vers 17h00, prêtant son concours aux multiples installations sanitaires civiles de Virton. Les voitures d’ambulance de la Croix Rouge continueront, même bien après le repli français, à rejoindre, par des voix détournées, les services divisionnaires pour y déposer des blessés évacuables laissés dans les hôpitaux de la ville. Certains blessés sont recueillis par les habitants eux-mêmes et conduits sur des chariots aménagés. Mais tous n’auront pas cette chance. Le lendemain, le médecin chef du groupe de brancardiers du 4e Corps devra se rendre à nouveau à Virton, vide d’ennemi, pour se rendre compte par lui-même du nombre de blessés français et allemands qui s’y trouvent encore et du personnel et matériel nécessaires pour les soigner. Les habitants de Virton sont débordés. Ils ne sont que 4 médecins civils à bout de force et 50 infirmières pour s’occuper de plusieurs centaines de blessés.

 

 

1 Cité par Grasset in Une bataille de rencontre, Virton.



13/11/2011
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 64 autres membres